- RICHELIEU (cardinal de)
- RICHELIEU (cardinal de)L’histoire a offert de Richelieu des interprétations successives, comme il ne peut manquer d’arriver à une figure exceptionnelle. L’impopularité générale du cardinal en ses dernières années («il n’était pas aimé du peuple, disait au XVIIIe siècle l’historien de Louis XIII, le père Griffet, et j’ai connu des vieillards qui se souvenaient encore des feux de joie [...] dans les provinces, [...] à la nouvelle de sa mort») a rendu, selon Guy Joly, sa mémoire odieuse à la postérité. D’où les légendes autour de l’homme rouge. Plus tard, on a prêté un programme précis (les frontières naturelles) à un fondateur de la grandeur française, à un politique réaliste dont les attaches religieuses et monarchiques n’ont paru que secondes.Mais il faut le replacer dans son époque. Homme du XVIIe siècle, et du XVIIe siècle français, il croit que le pouvoir monarchique issu de Dieu est la condition essentielle de la puissance du pays, sous réserve que le roi sache se faire obéir à l’intérieur et redouter au-dehors: c’est la raison d’État. Comme l’a dit Georges Pagès (Monarchie d’Ancien Régime ), Richelieu fut un très grand homme d’État; il ne fut pas un administrateur, ni un réformateur par système. Opinion que rejoint celle de Carl J. Burckhardt sur «le grand pragmatique guettant chaque occasion». Le but est constant: l’indépendance et le prestige de la France. Comment fut-il atteint? Une meilleure connaissance de la réalité française de son temps (structure sociale, mentalités, conditions économiques) et de la réalité européenne permet de mieux apprécier les difficultés renaissantes, les contradictions de l’entreprise et les résultats obtenus. Ceux qu’a pu connaître Richelieu lui-même et ceux qui n’ont été atteints qu’après lui, tant en politique étrangère (traités de Westphalie) qu’en politique intérieure (absolutisme royal effectif), parce que les dix-huit ans de son ministériat avaient marqué une étape sans retour.La conquête du pouvoirCelui qui devait être le cardinal duc de Richelieu, Armand Jean du Plessis, naquit à Paris, troisième fils d’un grand prévôt de France et de la fille d’un avocat. Milieu familial où s’équilibraient la noblesse ancienne et le sang bourgeois, où les relations influentes compensaient la précarité de la fortune. Armand Jean perdit de bonne heure son père, mais, grâce à un oncle maternel, Amador de La Porte, commandeur de l’ordre de Malte, il put faire ses études au collège de Navarre et à l’académie Pluvinel. Il aurait choisi la carrière des armes sans une circonstance de famille qui l’orienta vers l’Église. Son frère Alphonse abandonnait l’évêché de Luçon pour devenir moine. Afin de conserver à la famille les revenus de cet évêché «crotté» qui comptait tout de même dans le patrimoine, Armand Jean fit des études de théologie. Puis il entreprit le voyage de Rome pour obtenir du pape Paul V les dispenses d’âge. Il fut consacré évêque en 1607. À vingt-deux ans, il possédait déjà l’expérience de milieux de cour aussi différents que ceux de Paris et de Rome, des gouvernements et de leurs intrigues. On commettrait une grande erreur en interprétant ces débuts et le déroulement de sa carrière par le cynisme. C’est un jeune ambitieux, intelligent et courageux qui s’intègre aux conditions mentales et sociales de son temps. Mais il est croyant, résolu à être un bon évêque, et il a déjà la plus haute idée de la monarchie française.Son habileté consistait à se mettre en lumière dans des circonstances importantes. Il se distingua aux états généraux de 1614, comme député de son ordre; il présenta le cahier général du clergé et, dans sa harangue, il exposa que les rois avaient intérêt à appeler dans leur Conseil des ecclésiastiques, «à cause des vertus de capacité et de prudence auxquelles les obligeait leur profession, outre que le célibat les dépouillait plus que les autres d’intérêt particulier». Il fut nommé aumônier de la reine mère, Marie de Médicis, qui, malgré la majorité du roi, exerçait le pouvoir. Dans un temps où la clientèle décidait de tout, il devint un des fidèles de cette princesse, à la fois puissante et incapable. Grâce à elle, il entra au Conseil en 1616, mais il en sortit avec elle, disgraciés tous deux lorsque le roi eut fait abattre Concini et rétabli son autorité personnelle. En travaillant à la réconciliation du jeune roi et de la reine mère, après les deux guerres de la Mère et du Fils, il prépara son retour au Conseil. Pourvu du chapeau de cardinal, il devint principal ministre en 1624 et le demeura jusqu’à sa mort. Ainsi s’établit en France une forme particulière de gouvernement, l’association d’un roi réputé maître absolu et d’un fidèle qui agit en son nom et d’accord avec lui: le ministériat. Richelieu avait d’abord gagné l’amitié ardente du jeune roi, puis son entière confiance. Louis XIII était persuadé que son devoir d’État et son salut personnel exigeaient un gouvernement juste. Il estimait en Richelieu l’homme qui le servait le mieux; il ne consentit jamais à s’en séparer, même quand il supporta avec peine l’autorité d’un ministre qu’il n’aimait plus.Restaurateur de l’autorité royaleDans le Testament politique , qui provient au moins de la chancellerie du cardinal et en reflète fidèlement l’esprit, on trouve, après une juste description de l’anarchie du royaume à la date de 1624, un programme de redressement fortement défini: ruiner le parti huguenot, rabaisser l’orgueil des grands, réduire tous les sujets en leur devoir et relever le nom du roi dans les nations étrangères au point où il devait être. Richelieu observait aussi qu’on ne pouvait tout changer sans violer les lois de la prudence, «qui ne permet pas qu’on passe d’une extrémité à l’autre sans milieu». Il tenait essentiellement à la réputation du roi, qui se déconsidérerait s’il manquait à la parole donnée ou s’il laissait impunies la rébellion et la résistance à l’autorité. L’unité de religion était considérée comme une force pour un royaume, mais la prudence ne permettait pas de l’imposer par la violence. Si les protestants paraissaient redoutables, c’était à cause de leurs privilèges politiques qui faisaient d’eux un «État dans l’État». Le siège de La Rochelle, conduit avec une implacable résolution, puis la guerre contre les villes du Midi dissipèrent ce danger, et Louis XIII put alors, par la paix de grâce d’Alès, confirmer les privilèges religieux de l’édit de Nantes, conciliables avec l’obéissance à ses ordres. En revanche, le péril de la noblesse ne fut jamais entièrement surmonté. Il était d’autant plus grave que les princes du sang et les plus grands seigneurs disposaient d’une large clientèle de gentilshommes en province, pouvaient lever des armées et négocier d’égal à égal avec des souverains étrangers, et même avec une puissance ennemie (l’Espagne). Le frère du roi, Gaston, duc d’Orléans, qui fut héritier du trône jusqu’à la naissance tardive du dauphin en 1638, était mêlé à ces intrigues, mais intouchable. Richelieu le ménageait, en frappant impitoyablement ses complices (Chalais, 1626).En 1632, le duc de Montmorency, qui avait soulevé une partie du Midi, fut décapité; mais la révolte du comte de Soissons en 1641, le complot de Cinq-Mars en 1642 prouvèrent qu’en dépit des exemples le danger renaissait toujours. Richelieu avait tenté d’en atténuer au moins les effets, en attachant davantage les nobles au service des armées du roi et en faisant démanteler les châteaux forts privés. Il prit des mesures sévères contre les duels, qui étaient à cette époque un véritable désordre épidémique, où la noblesse se détruisait elle-même, alors qu’elle avait le devoir de verser son sang à la guerre pour le service du roi et non pas le droit de le répandre pour les susceptibilités de son point d’honneur.Rendre la France richeL’originalité de la politique de Richelieu consiste moins dans son adhésion au principe de la monarchie absolue, dont on peut dire que les légistes de son temps étaient tous convaincus, que dans l’énergie avec laquelle il a obligé tout un peuple récalcitrant et rebelle à obéir au roi et à accepter la subordination de ses intérêts particuliers à ceux de l’État. Il avait, au début de son ministériat, de grands projets de réforme. Il estimait que la France était un pays favorisé par la nature, fertile en beaucoup de ses régions, bon producteur de céréales, de vin, de lin et de chanvre, de fruits, capable de récolter beaucoup de sel, riche en fer et en forêts, donc en mesure de fournir beaucoup d’articles à l’exportation, à condition de ne plus être, pour tout son trafic, tributaire de navires étrangers (hollandais et espagnols). En 1626, il prit la charge de grand maître et surintendant général du Commerce et de la Navigation. C’est en l’exerçant qu’il favorisa la création de compagnies à la manière hollandaise, patronna des établissements au Canada, dans les îles des Caraïbes et plus tard des postes dans les Échelles du Levant et jusqu’à Madagascar. Il pensait aussi à un rachat du domaine royal engagé à des particuliers et, s’il avait cru la chose possible, il aurait supprimé la vénalité des offices, mais il estimait préférable de tolérer des imperfections passées en habitude. De même, il avait le souci d’une réforme des bénéfices ecclésiastiques, d’une amélioration de la justice et d’un meilleur enseignement de la jeunesse, les lettres étant l’un des plus grands ornements des États, mais ne pouvant être enseignées indifféremment à tout le monde.Misère et révoltes populairesRichelieu acceptait la division traditionnelle de l’État en trois ordres: clergé, noblesse et tiers état (celui-ci comprenant à la fois les officiers, les professions libérales, les commerçants et le peuple), mais il fallait que chacun remplît les devoirs de sa charge et que personne n’empiétât sur l’autorité du roi; avec les habitudes d’alors, l’obtenir était une entreprise immense. D’autant plus qu’à partir de 1629 il gagna le roi à la résolution d’une politique étrangère plus active, qui devint immédiatement très coûteuse et aboutit à une guerre dont ni Louis XIII ni son ministre ne devaient voir la fin. Au moment de s’y engager, l’état du royaume était particulièrement alarmant, à cause des révoltes populaires qui se produisaient dans presque toutes les provinces. On les a beaucoup étudiées depuis quelques années: elles éclataient généralement pour des raisons fiscales ou par suite d’un renchérissement des denrées. Il leur arrivait d’être encadrées par des gentilshommes pauvres et aventuriers, des membres du bas clergé. La noblesse d’office et la bourgeoisie des villes avaient à leur sujet une attitude équivoque, les redoutant parce qu’il y avait risque de pillage des maisons et des biens, mais les réprimant avec une inégale ardeur parce qu’elles pouvaient amener le gouvernement à revenir sur certaines mesures impopulaires (création de nouveaux offices, taxes sur la consommation). Le grand orage de 1630, au cours duquel le garde des Sceaux Michel de Marillac (l’auteur du code Michau, qui réorganisait l’exercice de la justice) fut le porte-parole de l’opposition, s’explique en grande partie par la crainte d’un soulèvement général du royaume, en cas de guerre. Mais le grand orage se termina par la journée des Dupes et un renforcement de l’autorité de Richelieu. C’était le succès de sa politique, plus que jamais approuvée du roi. L’esprit de sédition, nobiliaire ou populaire, n’en subsista pas moins et il continua de rendre précaires toutes les entreprises du cardinal. Pour rendre à la France une place prépondérante en Europe, il sacrifiait désormais «toute pensée de repos, d’épargne et de règlement du dedans du royaume». La politique extérieure primait tout: il fallait des subsides pour s’assurer des alliances au-dehors et lever des armées. On trouverait l’argent nécessaire en augmentant la taille, en multipliant les ventes d’offices, en imposant des taxes à la consommation, en réclamant le don gratuit aux Assemblées du clergé, en réprimant d’une manière impitoyable les soulèvements que ces charges ne manquaient pas de susciter (révolte des Nu-Pieds en 1639 et châtiment de Rouen).Porter la France au premier rang en EuropePour Richelieu, la France, avec une partie de ses frontières trop proche de la capitale et mal défendue, était surtout menacée par la puissance de l’Espagne, maîtresse de l’actuelle Belgique, de la Franche-Comté et du Roussillon. Depuis 1621, la guerre avait repris entre l’Espagne et les Provinces-Unies (Pays-Bas actuels) et, depuis 1618, un conflit se déroulait dans l’Empire entre l’empereur, allié du roi d’Espagne (tous deux de la maison d’Autriche), et les princes protestants, anciens clients d’Henri IV. La défaite de ceux-ci pouvait faire craindre que l’Empire et même l’Europe ne fussent entièrement soumis à la maison d’Autriche. Aussi l’intérêt de la France était-il d’entretenir la guerre et de soutenir tous les adversaires de l’Espagne et de l’empereur. Richelieu ne pensait pas à conquérir les frontières naturelles, pure chimère à cette date, mais à occuper, même à distance des frontières actuelles, des points stratégiques importants qui bloquaient les routes de communication de l’adversaire.Par la conquête de Pignerol (1630), la France avait pris pied en Italie, faisant échec à l’Espagne qui possédait le Milanais; par l’occupation de la Lorraine, dont le duc refusait son alliance, elle avait complété l’avantage de détenir, depuis plus d’un siècle, les Trois-Évêchés, et ainsi de prévenir une invasion venue de l’Est. Par les subsides aux princes protestants, puis au roi de Suède Gustave Adolphe, par l’alliance avec les Provinces-Unies, la France menait la guerre couverte. Elle attirait dans son parti l’électeur de Bavière, catholique, mais rival de l’empereur dans l’Empire. Lorsqu’en 1634, après la victoire des impériaux à Nordlingen, la paix de Prague eut réconcilié l’empereur et les princes allemands, Richelieu parvint à maintenir un parti de la guerre dans l’Empire, et la France entra ouvertement en conflit avec l’Espagne. Pendant sept ans, les hostilités se poursuivirent sur plusieurs fronts avec des moments d’extrême péril comme la prise de Corbie en 1636 ou le désastre de Fontarabie en 1638. Les armées françaises, au début, se montrèrent souvent indisciplinées. Mais Richelieu fut assisté par un personnel très habile et dévoué à son service: Servien et des Noyers à la Guerre, Bouthillier aux Finances, le chancelier Séguier, le Père Joseph, très bon connaisseur des affaires d’Allemagne, puis Mazarin, diplomate pontifical passé au service de la France. Il parvint à opérer les redressements nécessaires. Sur mer, la flotte, à laquelle il avait donné tous ses soins, remporta des victoires. Sur terre, la discipline des armées fut améliorée et, pour les combats dans l’Empire, il s’assura le concours d’un des meilleurs généraux d’alors: Bernard de Saxe-Weimar.Une action décisiveLa prise d’Arras en 1640, l’appui donné aux révoltes de la Catalogne et du Portugal contre l’Espagne changèrent complètement le rapport des forces. Dans toute l’Europe, on percevait le déclin de la puissance de l’Espagne et la montée de celle de la France, lorsque Richelieu mourut d’épuisement. Le plus extraordinaire de son œuvre était d’avoir, malgré l’écrasante fiscalité et l’extrême misère du peuple (dont s’affligeait le roi plus que le cardinal), renforcé la cohésion de la France, même à l’intérieur. L’ordre avait été maintenu surtout par l’envoi en province de commissaires royaux ou intendants, munis d’une commission temporaire, mais comportant les pleins pouvoirs au nom du roi. Leurs décisions et leur justice se substituaient à celles des officiers et des puissances locales. Ainsi, l’empirisme et la nécessité avaient fait surgir une fonction administrative qui, très impopulaire à l’origine, devait devenir l’une des plus efficaces institutions du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle français: celle des intendants.La rigueur des temps n’avait pas arrêté le développement de la civilisation et les progrès de la vie intellectuelle, sous bien des aspects: l’Académie française, fondée en 1635, devait fixer le bon usage de la langue pour en faire un meilleur instrument de la pensée. Le théâtre et la musique gagnaient en éclat et en qualité. Paris et les villes de province s’embellissaient de nouveaux monuments, religieux et civils. Le relèvement des mœurs et de la doctrine était sensible dans le clergé. L’opinion tenait moins compte de pareils résultats que des lourdes difficultés du moment. Et pourtant, «en dépit de tous, sinon de tout, l’action du cardinal conjuguée avec celle du roi avait été décisive pour l’avenir du pays, en l’engageant dans la voie qui allait faire de lui un État moderne» (Charles de Gaulle).
Encyclopédie Universelle. 2012.